La Curée, Émile Zola, 1871

Maxime Saccard emmène Renée, sa belle-mère avec qui il entretient une relation, assister à une représentation de Phèdre

Un soir, ils allèrent ensemble au Théâtre-Italien. Ils n’avaient seulement pas regardé l’affiche. Ils voulaient voir une grande tragédienne italienne, la Ristori qui faisait alors courir tout Paris, et à laquelle la mode leur commandait de s’intéresser. On donnait Phèdre. Il se rappelait assez son répertoire classique, elle savait assez d’italien pour suivre la pièce. Et même ce drame leur causa une émotion particulière, dans cette langue étrangère dont les sonorités leur semblaient, par moments, un simple accompagnement d’orchestre soutenant la mimique des acteurs. Hippolyte était un grand garçon pâle, très médiocre, qui pleurait son rôle.

— Quel godiche ! murmurait Maxime.

Mais la Ristori, avec ses fortes épaules secouées par les sanglots, avec sa face tragique et ses gros bras, remuait profondément Renée. Phèdre était du sang de Pasiphaé, et elle se demandait de quel sang elle pouvait être, elle, l’incestueuse des temps nouveaux. Elle ne voyait de la pièce que cette grande femme traînant sur les planches le crime antique. Au premier acte, quand Phèdre fait à Œnone la confidence de sa tendresse criminelle ; au second, lorsqu’elle se déclare, toute brûlante, à Hippolyte ; et, plus tard, au quatrième, lorsque le retour de Thésée l’accable, et qu’elle se maudit, dans une crise de fureur sombre, elle emplissait la salle d’un tel cri de passion fauve, d’un tel besoin de volupté surhumaine, que la jeune femme sentait passer sur sa chair chaque frisson de son désir et de ses remords.

— Attends, murmurait Maxime à son oreille, tu vas entendre le récit de Théramène. Il a une bonne tête, le vieux !

Et il murmura d’une voix creuse :

À peine nous sortions des portes de Trézène,
Il était sur son char…

Mais Renée, quand le vieux parla, ne regarda plus, n’écouta plus. Le lustre l’aveuglait, les chaleurs étouffantes lui venaient de toutes ces faces pâles tendues vers la scène. Le monologue continuait, interminable. Elle était dans la serre, sous les feuillages ardents, et elle rêvait que son mari entrait, la surprenait aux bras de son fils. Elle souffrait horriblement, elle perdait connaissance, quand le dernier râle de Phèdre, repentante et mourant dans les convulsions du poison, lui fit rouvrir les yeux. La toile tombait. Aurait-elle la force de s’empoisonner, un jour ? Comme son drame était mesquin et honteux à côté de l’épopée antique ! et tandis que Maxime lui nouait sous le menton sa sortie de théâtre, elle entendait encore gronder derrière elle cette rude voix de la Ristori, à laquelle répondait le murmure complaisant d’Œnone.

Dans le coupé1, le jeune homme causa tout seul, il trouvait en général la tragédie « assommante, » et préférait les pièces des Bouffes2. Cependant Phèdre était « corsée. » Il s’y était intéressé, parce que… Et il serra la main de Renée, pour compléter sa pensée. Puis une idée drôle lui passa par la tête, et il céda à l’envie de faire un mot :

— C’est moi, murmura-t-il, qui avais raison de ne pas m’approcher de la mer, à Trouville3.

Renée, perdue au fond de son rêve douloureux, se taisait. Il fallut qu’il répétât sa phrase.

— Pourquoi ? demanda-t-elle étonnée, ne comprenant pas.

— Mais le monstre…

Et il eut un petit ricanement. Cette plaisanterie glaça la jeune femme. Tout se détraqua dans sa tête. La Ristori n’était plus qu’un gros pantin qui retroussait son péplum4 et montrait sa langue au public comme Blanche Müller, au troisième acte de la Belle Hélène5, Théramène dansait le cancan6, et Hippolyte mangeait des tartines de confiture en se fourrant les doigts dans le nez.

Émile Zola, La Curée, 1871

1. Coupé : voiture fermée tirée par un ou deux chevaux. 2. Bouffes : salle de théâtre située à Paris. 3. Trouville : station balnéaire normande. 4. Retroussait son péplum : remontait sa toge. 5. Blanche Müller, au troisième acte de La Belle Hélène : Blanche Müller est une actrice en vogue dans le roman de Zola et La Belle Hélène un opéra comique (pièce alternant dialogues et chants) dont elle assure le rôle-titre. 6. Cancan : danse de cabaret.

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